Le Conseil d’Etat met à mal l’articulation entre les accords de branche et les accords d’entreprise. Les ordonnances Macron du 22 septembre 2017, dans le sillage de la loi Travail de 2016, ont profondément modifié l’articulation entre les accords de branche et les accords d’entreprise avec pour objectif de libérer l’entreprise de la tutelle de la branche. Appelé à se prononcer sur la légalité d’un arrêté d’extension, le Conseil d’Etat, par une décision du 07 octobre 2021, est venu restreindre la liberté pour un accord d’entreprise de déroger à l’accord de branche.
Pour mesurer l’importance de cette décision il convient de rappeler les possibilités offertes à l’entreprise, par lesdites ordonnances, de créer ses propres règles de droit en se détachant du Code du travail (1) sans subir la suprématie de la branche (2).
- Par accord d’entreprise, il est possible de se soustraire à certaines règles du Code du travail.
Le Code du travail a été présenté comme un frein au développement de l’entreprise, sa mort était réclamée. Ce discours a été, en partie, entendu en se matérialisant par la possibilité de ne plus appliquer certaines règles légales. Depuis 2017, il est possible, par voie d’accord d’entreprise, de rédiger sa propre règle en faisant fi de certaines normes visées dans le Code du travail. Pour ce faire, il a été imaginé un ordonnancement dans lequel la norme légale est devenue supplétive au profit de la liberté conventionnelle.
Ainsi, un accord d’entreprise peut prévoir des règles différentes de celles prévues par la loi dans un sens moins favorable. Les entreprises, quel que soit leur taille, se sont saisies de cette opportunité pour adapter le droit applicable aux relations de travail. Le régime de la majoration des heures supplémentaires est un parfait exemple de l’autonomie accordée aux partenaires sociaux dans l’entreprise. L’article L.3121-36 dispose que les heures supplémentaires accomplies au-delà de la durée légale hebdomadaire donnent lieu à une majoration de 25% pour chacune des huit premières heures supplémentaires. Les heures suivantes donnent lieu à une majoration de 50%. Cette règle est devenue supplétive puisqu’un accord collectif peut prévoir une majoration moindre. Puisque la norme légale est devenue supplétive, le risque était que l’accord supprime toute majoration. Pour pallier ce risque, des dispositions d’ordre public ont été prévues. Ainsi, pour rester sur notre exemple, la liberté de régenter le régime des heures supplémentaires est conditionnée par l’obligation de maintenir une majoration, laquelle a été fixé à un plancher minimal de 10%. L’ordonnancement de certaines règles s’articule désormais sur la base d’un triptyque : disposition d’ordre public (majoration de 10%), disposition conventionnelle (liberté de s’approprier la règle) et disposition légale supplétive (ne trouvant à s’appliquer qu’à défaut d’accord).
On mesure la liberté offerte aux entreprises de se libérer du joug du Code du travail soit par accord d’entreprise en présence de syndicats représentatifs, soit, en leur absence, par décision unilatérale de l’employeur en l’absence de véto du Comité Social et Économique, s’il existe.
Toutefois, cette architecture n’est effective qu’à la condition d’accorder à l’accord d’entreprise une autonomie par rapport à l’accord de branche.
- L’autonomie de l’accord d’entreprise vis-à-vis de l’accord de branche.
Depuis l’existence des conventions d’entreprise, leurs articulation avec les accords de branche était régie par le principe de faveur. Pour synthétiser, l’accord d’entreprise ne pouvait comporter des dispositions moins favorables que celles prévues dans l’accord de branche. La supplétivité des règles légales aurait été toute théorique si ces règles étaient stipulées dans un accord de branche. C’est la raison pour laquelle l’ordonnance n° 2017-1385 du 22 septembre 2017 a réorganisé l’articulation entre les accords de branche et les accords d’entreprise. Ce texte a prévu que dans certains domaines, l’accord de branche prévaut sur l’accord d’entreprise. Ainsi, nous avons un bloc de 13 domaines[1] qui peuvent être stipulés au niveau de la branche pour lesquels le principe de faveur reste en vigueur.
Par ailleurs, en plus de ce bloc de 13 domaines, la réforme de 2017 a autorisé la branche à prévoir expressément sa primauté dans 4 domaines[2].
Sorti de ces domaines, l’accord d’entreprise retrouve sa totale plénitude. Toutefois, si la branche ne peut rajouter d’autres domaines avec une impérativité pour l’accord d’entreprise, elle conserve le pouvoir de définir les contours des domaines arrêtés par l’ordonnance du 22 septembre 2017.
C’est l’objet de la décision du Conseil d’Etat du 07 octobre 2021 qui précise les pouvoirs des branches professionnelles en matière de salaires minimaux, dits « salaires minima hiérarchiques ».
Aux termes de l’article L.2253-1 du code du travail « La convention de branche définit les conditions d'emploi et de travail des salariés. Elle peut en particulier définir les garanties qui leur sont applicables dans les matières suivantes : / 1° Les salaires minima hiérarchiques ; (...) / Dans les matières énumérées au 1° à 13°, les stipulations de la convention de branche ou de l'accord couvrant un champ territorial ou professionnel plus large prévalent sur la convention d'entreprise conclue antérieurement ou postérieurement à la date de leur entrée en vigueur ».
Dans la branche de commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire, quatre organisations syndicales de salariés et une organisation patronale ont conclu un avenant instaurant un salaire minimum conventionnel incluant le salaire de base et certains compléments de salaire. En retenant une définition large du salaire minimum conventionnel (salaire de base plus compléments de rémunérations composés de primes) les partenaires sociaux ont manifesté leur volonté de limiter la liberté des entreprises de la branche, en matière de rémunération.
Les pouvoirs que se sont accordés les partenaires sociaux dans leur définition du salaire minimum n’ont pas reçu l’aval de la ministre du travail en excluant de l’arrêté d’extension (de l’avenant) les compléments de rémunération. Pour la ministre, les salaires minima hiérarchiques, entrant dans le champ de l’article L.2253-1 du code du travail et s’imposant aux accords d’entreprise, ne peuvent se rapporter qu’à un salaire de base.
La volonté du ministère du travail était de laisser la liberté aux entreprises de modifier ou supprimer les compléments de salaires, par accord d’entreprise.
Le Conseil d’Etat, en annulant l’arrêté d’extension, condamne la limitation des pouvoirs des partenaires sociaux opérée par la ministre du travail tout en garantissant une certaine liberté pour les entreprises en matière de politique de rémunération.
Pour la Haute juridiction, en l’absence de définition légale de la notion de salaires minima hiérarchique, laquelle n’est pas d’avantage éclairée par les travaux préparatoires de l’ordonnance du 22 septembre 2017, il « est loisible à la convention de branche, d’une part, de définir les salaires minima hiérarchiques et, le cas échéant à ce titre de prévoir qu’ils valent soit pour les seuls salaires de base des salariés, soit pour leurs rémunérations effectives résultant de leur salaires de base et de certains compléments de salaire, d’autre part, d’en fixer le montant par niveau hiérarchique ».
La liberté accordée aux partenaires sociaux de définir les salaires minima hiérarchiques ne retirent pas aux entreprises la possibilité de retenir une autre définition par accord collectif, dès lors que les salariés perçoivent une rémunération effective au moins égale au montant des salaires minima hiérarchiques fixé par la convention de branche. L’accord d’entreprise peut toujours diminuer ou supprimer une prime prévue par l’accord de branche à la condition de respecter le montant de la rémunération prévue par la branche.
Cette solution, salutaire, offre une réelle protection des droits des salariés et redonne une vigueur à l’utilité de la branche.
[1] Article L2253-1
La convention de branche définit les conditions d'emploi et de travail des salariés. Elle peut en particulier définir les garanties qui leur sont applicables dans les matières suivantes :
1° Les salaires minima hiérarchiques ;
2° Les classifications ;
3° La mutualisation des fonds de financement du paritarisme ;
4° La mutualisation des fonds de la formation professionnelle ;
5° Les garanties collectives complémentaires mentionnées à l'article L. 912-1 du code de la sécurité sociale ;
6° Les mesures énoncées à l'article L. 3121-14, au 1° de l'article L. 3121-44, à l'article L. 3122-16, au premier alinéa de l'article L. 3123-19 et aux articles L. 3123-21 et L. 3123-22 du présent code et relatives à la durée du travail, à la répartition et à l'aménagement des horaires ;
7° Les mesures relatives aux contrats de travail à durée déterminée et aux contrats de travail temporaire énoncées aux articles L. 1242-8, L. 1243-13, L. 1244-3, L. 1244-4, L. 1251-12, L. 1251-35, L. 1251-36 et L. 1251-37 du présent code ;
8° Les mesures relatives au contrat à durée indéterminée de chantier ou d'opération énoncées aux articles L. 1223-8 et L. 1223-9 du présent code ;
9° L'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ;
10° Les conditions et les durées de renouvellement de la période d'essai mentionnées à l'article L. 1221-21 du code du travail ;
11° Les modalités selon lesquelles la poursuite des contrats de travail est organisée entre deux entreprises lorsque les conditions d'application de l'article L. 1224-1 ne sont pas réunies ;
12° Les cas de mise à disposition d'un salarié temporaire auprès d'une entreprise utilisatrice mentionnée aux 1° et 2° de l'article L. 1251-7 du présent code ;
13° La rémunération minimale du salarié porté, ainsi que le montant de l'indemnité d'apport d'affaire, mentionnée aux articles L. 1254-2 et L. 1254-9 du présent code ;
[2] Article L2253-2
Dans les matières suivantes, lorsque la convention de branche ou l'accord couvrant un champ territorial ou professionnel plus large le stipule expressément, la convention d'entreprise conclue postérieurement à cette convention ou à cet accord ne peut comporter des stipulations différentes de celles qui lui sont applicables en vertu de cette convention ou de cet accord sauf lorsque la convention d'entreprise assure des garanties au moins équivalentes :
1° La prévention des effets de l'exposition aux facteurs de risques professionnels énumérés à l'article L. 4161-1 ;
2° L'insertion professionnelle et le maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés ;
3° L'effectif à partir duquel les délégués syndicaux peuvent être désignés, leur nombre et la valorisation de leurs parcours syndical ;
4° Les primes pour travaux dangereux ou insalubres.